Hors Série #1 – Aphex Twin


Comment fait-on ?… Comment fait-on pour commencer à écrire sur un artiste qui a marqué notre vie ? Comment fait-on pour transmettre sa passion et son admiration sans tomber dans un fanatisme douteux ? Comment fait-on pour dépeindre avec soin un artiste dont l’œuvre nous a souvent trouvés le souffle coupé ?

J’ai longtemps eu peur d’écrire sur ce musicien, parce que je trouvais et je trouve toujours la montagne insurmontable. Devant la tâche à accomplir, je me suis découragé plus d’une fois. Mais il faut bien commencer quelque part, alors je choisis l’honnêteté, je commence par mon cheminement mental, les questions que je me suis posées avant d’écrire : Comment fait-on pour parler d’Aphex Twin ?

Parler d’Aphex Twin, tout le monde peut le faire, c’est l’artiste favori de tant de personnes que ce texte paraît déjà inutile. Alors comment en parler avec un regard différent, le mien, qui je suis sûr n’est pas parfait mais a le mérite d’être sincère ?

Richard David James (celui-là, c’est le vrai nom), né en 1971 en Grande-Bretagne. Il n’est pas risqué de dire qu’il se passionne et excelle rapidement dans la musique, plus largement dans le son et la technique à travers l’électronique qui permet de produire du son.
Il produit rapidement ses propres morceaux et sort son premier EP (sous l’alias d’AFX, je préviens, il y a beaucoup d’alias) Analogue Bubblebath. Avec des teintes très acides et un goût déjà très présent pour l’exploration dans la texture sonore, cet EP pose les fondamentaux de ce qui va faire connaître Aphex Twin, rapidement estampillé musicien de techno.

Histoire de brosser très large, l’idée n’est pas de faire un historique du monsieur, des gens l’ont fait, bien mieux et bien avant moi. Aphex Twin sort son album phare, Selected Ambient Works 85-92, sorte de compilation de morceaux dont certains très anciens, enregistrés sur cassettes, vague patchwork entre techno aérienne (Xtal), break/drum (Heliosphan). Tous les morceaux de l’album, selon moi, ont une pâte éthérée, réverbérée. Pour illustrer cette impression, on peut s’arrêter sur I, titre définitivement ambient, qui justifie quasi à lui seul l’appellation d’« ambient works ». Si cet album, avec le temps, est considéré comme pierre angulaire de l’IDM (intelligent dance music), il est surtout, à sa sortie, considéré comme une pièce maîtresse dans la carrière d’Aphex Twin, le faisant connaître de la critique et du public.

Durant cette période (notamment avec son alias Polygon Window), il sort les morceaux de techno qui résonnent le plus en moi, avec l’EP Quoth contenant le monstrueux Quoth (Hidden Mix). Au passage, cet EP va sortir sur le label WARP, début d’une longue collaboration entre l’artiste et le label.
Après d’autres sorties d’EP, sous moultes alias, en 1994, Aphex Twin va sortir pour moi un album fondamental, Selected Ambient Works Volume II. Si le Selected Ambient Works 85-92 n’avait selon moi d’ambient que le nom (et quelques morceaux), ici Aphex Twin fonce tête baissée dans la digne lignée de Brian Eno, en sortant non seulement un des meilleurs albums d’ambient de tous les temps, mais un album inspiré, hanté, qui nous fait passer de la relaxation extatique (#3) à la traversée terrifiante d’un rêve lucide (#7), à la crise d’angoisse (#2), et un peu tout ça en même temps avec le sublissime Stone In Focus (#19). Les fans et les critiques, au vu du titre, s’attendant probablement à une suite du Selected Ambient Works 85-92, l’album a reçu un accueil très mitigé. Mais avec Aphex Twin, il ne faut jamais s’attendre à quoi que ce soit, surtout pas à un album qui va ressembler au précédent.

Dans la même année, il va sortir Classics, une compilation de morceaux déjà sortis sur différents EP, important également pour moi dans sa discographie puisque cet album m’a permis de découvrir une facette encore différente d’Aphex Twin : il aime la drum & bass et la jungle. Avec le morceau Polynomial C, il réussit à rendre émouvants des breaks saccadés et imprévisibles.

Vont s’en suivre énormément de sorties, comme les albums …I Care Because You DoRichard D JamesCome to Daddy (qui va marquer sa collaboration avec Chris Cunningham), et Drukqs, qui vont lui permettre d’avoir un succès commercial (relatif pour des albums expérimentaux et d’IDM).

Après cette période intense et sur le “devant de la scène”, notamment grâce à ses clips sur MTV et son iconographie, Aphex Twin se retire pendant 7 ans. Pour marquer son retour, un dirigeable floqué de son logo va simplement se balader au-dessus de Londres, annonçant alors la sortie de l’album Syro. Si cet album n’a pas très bonne presse aux yeux des fans, il est pour moi un des albums les plus intéressants d’Aphex Twin. Il oscille entre nappes texturées expérimentales inaudibles pour les moldus et des morceaux avec des breaks joyeux comme dans, accrochez-vous, PAPAT4 [155][pineal mix]. Mais là où je peux pardonner n’importe quel album inégal, c’est quand il se finit par un morceau comme Aisatsana (Anastasia à l’envers, le prénom de sa compagne).

Aisatsana est un morceau joué au piano, ponctué de longs silences, qui laissent entendre le chant d’oiseaux au loin. L’écoute du morceau m’a procuré un apaisement et une nostalgie qu’on n’arrive pas à expliquer la première fois. S’est ajoutée à cela une version live, qui est en fait une sorte d’installation artistique, où un piano à queue automatique joue le morceau tout en étant balancé de droite à gauche comme un pendule, créant un mélange entre stéréo et auto-pan naturel. Ce morceau est à l’image de l’artiste : il arrive à créer, via un procédé mécanique et innovant, de la poésie sur quelque chose de déjà hautement poétique. On est devant un de ces morceaux d’Aphex Twin, et de ces morceaux tout court, qui arrivent à nous couper le souffle, à nous simples auditeurs ; je n’ose pas imaginer pour la principale intéressée, destinataire de ce duo piano/oiseau.

Je pense qu’on va souvent vers les bonnes choses pour de mauvaises raisons : je suis né en 1993, je n’ai donc pas connu AT dans des raves illégales en Écosse, ou via un dirigeable flottant au-dessus de Londres, ni en me prenant les bombes techno industrielles de Polygon Window. Bien sûr, quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique, j’ai parallèlement commencé à rencontrer des mecs arborant des tatouages ou des t-shirts au logo iconique (ce mot est rarement utilisé à bon escient, c’est le cas ici) de Paul Nicholson. Donc j’ai vite compris qu’il s’agissait d’un monument de la culture musicale underground, sorte de référence ultime, de démiurge de tout bon digger, l’étape par laquelle on doit passer pour comprendre l’après, une sorte de mélange entre rite de passage et l’an 1 de l’IDM.

En bon élève, je me suis donc assis et j’ai écouté l’inénarrable Selected Ambient Works 85-92. Je ne vais mentir à personne : à part XtalPulsewidth ou peut-être Heliosphan, je ne suis pas tombé de ma chaise. J’ai reconnu que c’était quelque chose que je n’avais jamais entendu, mais l’album n’est pas resté dans mes playlists très longtemps.

Et le temps est passé, j’ai toujours dédié mes journées à écouter de la musique, à essayer de découvrir les nouvelles sonorités qui allaient faire palpiter mon petit cœur. Et puis un jour, après avoir écumé la techno, le UK garage, la jungle, la house, le dubstep, etc., on m’a envoyé 1/1 de l’album Music For Airports de Brian Eno. Si à ma première écoute du Selected Ambient Works 85-92 je ne suis pas tombé de ma chaise, la même chaise à roulettes de bureau, la plus solide du monde, n’eût pu contenir mon séant.

J’ai eu l’impression de découvrir un nouveau monde, et en même temps de me rendre compte que ce monde a toujours été là. Je souhaite à tout le monde ce genre d’épiphanie artistique (qui, pour moi, n’est atteignable qu’avec la musique). À partir de ce jour, je me suis perdu volontairement dans ce monde de “la musique qui peut être à la fois présente et en arrière-plan, sans exiger que l’on s’y concentre”.

Dans ce périple, j’ai alors écumé les labels, les artistes, les sous-genres. Et comme un terrier de lapin où toutes les routes mèneraient à lui, je me suis alors retrouvé, par ma propre action cette fois, devant Aphex Twin. Je pensais être sur la bonne voie en écoutant Selected Ambient Works 85-92, mais c’est en lançant Selected Ambient Works Volume II que je me suis rendu compte que le terrier de l’ambient arrivait à sa quasi-apogée, mais que cet album allait être mon entrée vers un autre terrier de lapin que constitue l’univers d’Aphex Twin.

C’est loin d’être original, mais encore aujourd’hui, les morceaux qui m’ont le plus marqué sont bien sûr #19 (ou Stone In Focus) et #3 (ou Rhubarb).
J’ai d’abord accroché sur #19, j’ai vite été happé par le caractère répétitif de cette boucle qui n’en finit jamais de tourner, “cadencée” par ce cliquetis non identifié et arythmique. Le morceau parvient à faire ressentir des émotions ambivalentes. On est hypnotisé, et en dilettante, entre l’apaisement et l’inquiétude. C’est comme un nuage brumeux qui, quand on le regarde de loin, paraît rassurant, comme lorsque l’on est à l’abri de la pluie battante qu’on peut entendre sur les vitres. Mais quand on se laisse se perdre dans le morceau, lors d’une écoute au casque, tard le soir, avec des pensées qui s’accrochent et se décrochent, on se retrouve dans le nuage brumeux, qui devient trop, presque vivant et oppressant.

Si, en fonction des conditions d’écoute, #19 peut faire l’effet d’un coup de poing dans le ventre, #3, quant à lui, est un morceau qui aura toujours sur moi un effet apaisant, enveloppant, quelque soit ma manière de l’écouter.

#3 fait partie de mes morceaux préférés, d’Aphex Twin, d’ambient, et tous morceaux confondus. Il va être dur de coucher sur quelques lignes que personne ne m’a demandées, ce que je peux ressentir lorsque j’écoute ce morceau. C’est un morceau plus easy que #19. Sur une structure un peu similaire, des nappes de synthés descendues tout droit d’Arcadie se répètent. Cette fois, aucune indication rythmique, la méditation est totale. Si le morceau est répétitif, on ne ressent jamais de lassitude ni de redondance ; les textures évoluent tout au long du morceau, avec l’ajout de sonorités qui se rapprochent de l’orgue. Dans une moindre mesure que #19, #3 est un morceau qui laisse un sentiment doux-amer. Les nappes du milieu du morceau ne sont pas inquiétantes, mais peuvent laisser transparaître une certaine mélancolie, une nostalgie d’un moment qu’on n’aurait pas vécu. Mais ce qui fait le tri entre émotion douce ou amère, c’est la dernière minute et 45 secondes du morceau. Les nappes du début sont toujours là, mais suppléées par un orgue qui, comme aurait dit Stendhal à l’écoute de ce passage, “vient chercher au fond de l’âme le chagrin qui nous dévore”. #19 est un coup de poing dans le ventre ; la fin de #3 est une main bienveillante qui vient serrer le cœur le plus fort qu’elle peut pour en extraire des larmes salvatrices.

Aujourd’hui, Aphex Twin continue de prendre son vaisseau, descendre sur Terre de temps à autre pour nous faire un coucou, voire sortir un morceau (sur un de ses 150 milliards d’alias à 12 chiffres sur SoundCloud). L’EP Blackbox Life Recorder 21f / In A Room7 F760, sorti en 2023, avec sa pochette reliée à une application de réalité augmentée, permet de vivre les morceaux dans un cube, dans toutes les dimensions, par exemple, que j’ai adoré. J’ai même eu le temps de le voir en live au Field Day Festival à Londres de la même année.

Alors, comment fait-on pour parler de l’artiste qui, avec des manières si différentes, a redécoré l’intérieur de ma tête et de ma discothèque ? Comment fait-on pour expliquer que sa perception de la musique et de l’effet de l’art en général a pu être autant impactée par quelques morceaux d’ambient d’un artiste qui a une discographie tellement plus vaste ?
Comment donner envie d’écouter cet artiste en racontant que le processus dure des années et que l’écoute des albums les plus connus ne va pas forcément vous faire vibrer dès la première écoute ? Comment vous promettre qu’avec la bonne porte d’entrée, pour moi l’ambient, on découvre une discographie riche et extraordinaire ?
Je n’en sais rien, mais c’est sûrement ça Aphex Twin, quelqu’un qui ne veut pas que sa musique soit trop accessible. Ça peut sembler prétentieux de sa part, mais avec le recul, c’est une démarche qui permet d’arriver dans son monde, avec les oreilles affûtées et le cœur pur…

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🌊 Playlist dédiée à Aphex Twin disponible sur ma chaîne youtube dans la playlist The Aphx